31 décembre 2029.
Pierre Schweitzer, médecin généraliste nouvellement installé en Auvergne avait toujours pris la garde les nuits de Saint-Sylvestre, tout au long de son internat parisien. Il détestait les cotillons et cette vague d’embrassades et d’accolades assortis de vœux plus ou moins sincères une fois passé le cap fatidique des 23 heures 59 minutes 59 secondes dans son fuseau horaire. Parfois la nuit était tranquille, cette fois ils n’avaient pas chômé avec sa garde rapprochée, son interne, Mélanie, ses deux infirmiers Mariette et Marius, et le concours ponctuel de Jean-François, manipulateur radio, d’astreinte à son domicile : dix-huit patients dans la nuit dont plusieurs cas sérieux.
Il était heureux de sa condition depuis qu’il exerçait à Thiérac**, au pied du Puy Mary, dans ce superbe cabinet au sein d’une petite équipe soudée avec ses cinq collègues médecins et huit infirmiers. Des facilités de biologie et de radiologie complétaient l’ensemble. Inhabituel ! Il ne s’agissait pas de monter un hôpital mais de proposer une approche holistique de la distribution des soins.
Distribuer les soins. Un challenge compliqué : les soins, c’est un métier, la distribution en est un autre. Il fallait penser le parcours de soins en termes de concentration des actes et non de balisage d’étapes distinctes réparties sur un parcours interminable. L’idée avait fini par s’imposer, non sans mal. Et pourtant, quand on y pense, se rapprocher du patient est plus logique que de lancer ce dernier dans un rallye sans reconnaissance préalable. Cela dit, sortir du cadre classique et obtenir les autorisations adéquates – fusse pour une bonne cause – ne s’était pas fait sans difficultés.
Bref. Dans un autre bâtiment adjacent au centre médical, on trouvait une pharmacie, un ostéopathe, un cabinet de kinésithérapie parfaitement équipé avec piscine de rééducation, deux maïeuticiens, une psychologue et un important cabinet dentaire.
*La gentiane, plante qui se plaît sur les Monts d’Auvergne, bénéficie depuis l’Antiquité d’une immense aura, utilisée par les montagnards pour élaborer une boisson tonifiante qui aujourd’hui sert d’apéritif aux citadins. Elle « fait » titre pour situer l’action. Ce texte se veut une fiction réaliste, pas une élucubration.
**Thiérac, ville imaginaire
INSTALLATION
Pierre et ses collègues disposaient avec le centre de santé Clinic-Alpha d’un cabinet médical version années 2030 – d’un site de prélèvements sanguins et pelviens, avec l’antenne du laboratoire partenaire pour pratiquer quelques examens courants ou urgents, gérant sur place troponine, D-Dimères, les numérations globulaires et plaquettaires, l’hématocrite mais aussi la créatinine et le DFG, la glycémie et l’HbA1C et les tests inflammatoires, CRP et l’antique VS … qui retrouvait des couleurs, son intérêt ayant été souligné par des centres d’oncologie asiatiques. À la demande spécifique de l’ARS Auvergne Rhône-Alpes qui avait enfin compris l’intérêt du concept, on pratiquait aussi sur place quelques dosages de médicaments et de toxiques courants. Le laboratoire donnait, pour les examens plus complexes, les résultats complets dans la journée.
On trouvait aussi dans le cabinet médical une unité de radiologie consistante, dotée d’une installation plane numérique et d’un CT-Scanner géré par un cabinet à Issoire et par un autre d’Aurillac dont un des radiologues venait physiquement à Thiérac, par vacations d’une demi-journée cinq jours sur sept. L’appareil, qui desservait les patients du centre, fonctionnait de 10.00 à 15.00 mais, grâce à deux manipulateurs temps partiel ardents au travail qui assuraient des gardes « à l’ancienne », on assurait une couverture complète, recourant pour les périodes de vacances à un collègue néo-retraité, établi tout près de Saint-Flour qui reprenait du service pour l’occasion. On notera qu’économiquement, le bilan était équilibré. Côté médecin, lorsque la situation était tendue, trois radiologues retraités actifs complétaient les deux équipes – autant que de besoin – dont un, semi-retraité basé à Tahiti, à qui les gardes de nuit (en France) … diurnes pour lui, ne faisaient pas peur !
L’obtention du CT Scan relevait d’un parcours du combattant. On avait glosé en haut-lieu sur ce montage jugé acrobatique. Mais les faits sont têtus et non contestables. En dehors d’une panne matérielle réparée en 48 heures, la disponibilité du CT-Scanner avait été totale sur ses dix-huit mois de fonctionnement. Deux IGAS (Inspecteur Général des affaires Sociales), dont on connaît le pointillisme, avaient été détachés pour une inspection sur place à la demande d’un syndicat de radiologues. Ils avaient établi un rapport élogieux de cinq pages louant le dispositif et démontrant un ratio coût d’exploitation/ efficacité inconnu à ce jour et une efficience médicale sans équivalents. Les plaignants avaient été déboutés.
Dans cette configuration de centre de santé, les généralistes avaient tous acquis la qualité de maîtres de stage les invitant à accueillir des internes des facultés voisines de Clermont-Ferrand, Limoges et Saint-Etienne – et même des Parisiens ! Ils assuraient les gardes en lien avec des équipes seniors, médecins de campagne, de ville et hospitaliers auxquels ils étaient reliés en télémédecine : ils étaient accompagnés, conseillés, instruits et couverts. Comment ?
C’est là que se situait le troisième niveau de cette armada diagnostique disruptive, le plus utilisé au quotidien, la télémédecine, sous la forme de consultations à distance. Non pour pallier l’absence de médecin généraliste sur un site : il y en avait quatre en permanence le jour, sans compter les internes, mais pour mettre en œuvre le niveau #2 de la téléconsultation – de loin, le plus intéressant – l’appel au spécialiste. Avec des outils diagnostiques permettant un examen physique complet du patient, échographie cardiaque comprise, tout spécialiste hospitalier pouvait donner un avis documenté.
De fait, la combinaison d’un appareillage de premier ordre – présent dans chaque salle d’examen – et de l’aptitude de son logiciel de visioconférence à communiquer avec tout système d’information hospitalier existant, immédiatement et sans manipulation préalable (habituellement refusée par les responsables informatiques) permettait à nos Thiéracois d’entrer sans délai en contact avec tous leurs collègues spécialistes, de toute discipline, à toute heure, partout dans le monde. Au départ, les praticiens eux-mêmes n’y croyaient pas mais ils avaient été convaincus de cet atout qui changeait leur vie professionnelle. Il se trouvait toujours au moins un spécialiste, quelque part, immédiatement disponible. Réfléchissons un instant : Quel médecin généraliste pouvait, dans ses conditions d’exercice classiques, rêver de ce type d’exercice sans la télémédecine ? Aucun. On mesure aussi le bénéfice pour le patient avec ce gain de temps précieux face à un problème de santé sérieux, puisque plus on agit vite, meilleur est le résultat. Et, pour les économistes, toujours à l’affût de réduction de coûts, le temps c’est de l’argent.
Une unité endoscopique allait ouvrir le 1er février prochain. Le secrétariat, composé de huit agents, était déporté à Nancy dans un bureau paysagé et mutualisé pour l’ensemble des professionnels de santé de Thiérac et de dix-sept autres centres de santé analogues et partenaires répartis sur le territoire national, notamment en milieu rural. Dont six dans le Cantal. On précise que Thiérac compte 2.315 habitants. Cela dit, c’est plus que la Mayo Clinic lorsque Will Mayo s’est installé à Rochester (MN). La bourgade en comptait 128 ! Ce qui n’a pas empêché la Mayo de devenir l’immense centre médical unanimement jugé comme le meilleur au monde.
Voilà ce qui s’était créé, à la surprise générale, à l’initiative du docteur Vidal installé depuis 1980 et resté à son poste jusqu’à 75 ans en réponse aux supplications de ses patients, conscient qu’il ne trouverait pas de successeur pour un bail 2025 – 2070. Il s’était rapproché d’un ami d’enfance, ancien universitaire parisien, cantalien comme lui, qui l’avait convaincu avec son projet à l’ambition folle :
Construire des cabinets de médecine générale dotés de la puissance d’expertise d’un hôpital.
La réalité était là, sous leurs yeux. Le centre de santé étendait son activité aux villages alentour, certains patients en mal de spécialiste venaient même de la ville voisine pour y accéder plus rapidement en téléconsultation et il arrivait à Pierre et à ses collègues de donner, de bonne grâce, un coup de main occasionnel aux urgences hospitalières d’Aurillac pour les cas légers dans les moments chauds. Le monde à l’envers.
PRODUCTION
Cette nuit, Pierre, lui, le toubib généraliste de service, avait envoyé un patient en occlusion intestinale à l’hôpital d’Aurillac avec le diagnostic hyper-urgent de volvulus aigu de l’intestin grêle, sur bride. Un peu de chirurgie : ce diagnostic précis n’est jamais posé dans un cabinet de médecine générale. Le « plus » du centre résultait de la conjonction de ce praticien disposant d’un bon sens clinique, d’examens complémentaires adaptés et de la capacité à joindre rapidement un collègue spécialiste.
Pierre s’était fondé sur la découverte d’une petite cicatrice oubliée d’appendicectomie cinquante-cinq ans plus tôt, la brutalité d’installation des symptômes, un ventre « de lutte » gonflé et douloureux à la palpation, une échographie peu conclusive en raison des gaz… et un simple cliché radiologique d’abdomen sans préparation en position debout. Riche d’informations. Force est d’admettre qu’il avait fallu s’y mettre à deux, avec l’aide de Marius, pour « caler » le patient sous la surveillance de Mélanie. Le jeu en valait la chandelle, on voyait des anses grêles dilatées, des niveaux hydro-aériques centraux en marches d’escalier, l’absence d’épanchement et de gaz dans le colon. Une image pathognomonique … pour qui connait cette pathologie que le Professeur Jean-Paul Clot avait enseigné au jeune externe, Pierre, à l’hôpital Cochin une décennie plus tôt.
Pour un peu il aurait envoyé immédiatement le patient à Aurillac se faire opérer. Par acquis de conscience, il appela Frédéric, radiologue à Ydes, son copain de chasse, de pêche et co-pilote de leur Simca Aronde P60 « gonflée » – une authentique Bacala, une rareté – dans leurs rallyes estivaux de vieilles voitures. Fred n’était même pas d’astreinte mais ne devait pas être couché, noceur obligé ce soir de fête, pensa-t-il en souriant. La réponse fut immédiate : « Tu as probablement raison, mais fais-lui un scan pour confirmer. Oui, on perd une heure mais de toute façon, le chirurgien va le demander à l’entrée et cela risque d’être beaucoup plus long, tu le sais. Rappelle-moi et donne-moi accès à ton PACS, je te l’interpréterai. Nouvel échange entre les deux médecins 20 minutes plus tard, montre en main. Bingo. Fred voyait même un « bec d’oiseau », rétrécissement net et progressif de la lumière intestinale et un « whirl » (signe du tourbillon) traduisant la torsion des vaisseaux mésentériques et des anses intestinales autour d’un axe commun. Merci Frédéric. Quelle érudition, ces « photographes » ! En bref, il confirmait le diagnostic d’un Pierre bien content d’avoir un dossier « béton » pour appeler Géraud, le chirurgien de garde. Ambulance. Bloc opératoire. Rétrospectivement, diagnostic élégant, c’est-à-dire juste et rapide, confirmé à l’opération : l’intervention précoce avait permis d’éviter à ce sexagénaire sportif de se voir réséquer – couper – un morceau d’intestin ce qui aurait singulièrement alourdi les suites opératoires et laissé de sérieuses séquelles.
» De la bonne médecine «, lui soufflait depuis le ciel le défunt Henri Mondor, Professeur de chirurgie et Académicien français, né à Saint-Cernin, tout près d’ici qui avait donné son nom à l’hôpital. Pierre n’était pas peu fier de sa déduction clinique et de son interprétation pertinente confirmée par le scan. Une petite revanche provinciale sur la tribune violente de quelques universitaires de la capitale, publiée peu avant dans « Le Monde », qui s’étaient opposés, sans succès, à l’installation d’un appareil de radiologie numérique dans les centres de santé. Par bonheur, le Cantal était hors champ. Et eux, hors du temps. Mais Pierre était bien conscient qu’il n’aurait pas eu cette fulgurance s’ »il ne s’était aguerri, « osmosé » plutôt, par le contact quotidien et les discussions directes les différents membres de cette équipe sympathique de radiologues.
Autres haut faits de cette nuit festive : un fumeur emphysémateux était parti aux urgences médicales pour pneumopathie fébrile, la biologie obtenue en dix minutes sur l’auto-analyseur confirmant l’infection avec une CRP et une numération leucocytaire élevées, et un cliché de thorax objectivant une lésion en triangle interprétée par le radiologue Tahitien qui précisait une auscultation délicate. Le méchant Covid des années 2020-2023 n’était plus qu’un mauvais souvenir mais le SRAS sévissait toujours et il fallait agir vite. Là encore, le dossier médical eRosetta fournissant la liste (obtenue automatiquement, sans intervention humaine) de tous les médicaments absorbés par le patient – prescrits par des médecins qu’il ne connaissait même pas – lui permettait de faire une ordonnance efficace … mais, surtout, non dangereuse. Les interactions médicamenteuses nocives restaient une cause de mortalité non négligeable.
Dans le même esprit, en fin d’après-midi juste avant de prendre sa garde, eRosetta, le dossier magique, lui avait évité une bévue – potentiellement dramatique – chez un cinquantenaire sportif endolori après un semi-marathon hivernal, en quête d’antalgiques et d’anti-inflammatoires qui ne lui avait pas dit être sous Xarelto pour des salves « bénignes », de fibrillation auriculaire asymptomatique (sans aucun signe perceptible) … diagnostiquée par sa montre Apple et confirmée par la Faculté. Cela posé, anti-inflammatoires et anti-coagulants, on le sait, ne font pas bon ménage.
Puis Mélanie, l’interne, avait fait, avec Marius son infirmier expérimenté en traumatologie, une attelle en impression ultra-rapide 3D pour une fracture peu déplacée de l’extrémité inférieure du radius, dite de Pouteau-Colles, sans atteinte neurologique décelable, suivant scrupuleusement en cela l’avis du chef de clinique de garde en orthopédie-traumatologie au CHU de Caen, le premier trouvé disponible sur le réseau. Compétent, beau garçon, et charmant. Les pommettes de Mélanie avaient rosi pendant l’échange. Elle lui avait envoyé le cliché de contrôle. Le chirurgien rappellerait dans les six heures le patient à son domicile pour s’assurer que les doigts étaient bien mobiles et non gonflés.
Pierre avait ensuite suturé une plaie à l’arcade sourcilière chez un gamin, à la suite d’un pugilat autour du sapin encore en place. A peine remis de ses performances chirurgicales il avait prescrit une pilule du lendemain à une adolescente en pleurs, au visage de madone … un peu éméchée. Mariette et Mélanie la lui avait fait avaler avec un Coca et des mots réconfortants.
Il avait ensuite diagnostiqué, par échographie à distance, une appendicite typique en « battant de cloche » pour la maison médicale d’Ydes, distante de cinquante kilomètres aidant son collègue surbooké. Et une ambulance de plus pour Henri-Mondor … avec une évaluation solide, pas dans l’anonymat d’urgences bondées. Dans la foulée, toujours pour Ydes, à la lecture d’un ECG normal capté puis transmis par l’infirmière, il avait rassuré un sexagénaire un peu trop bon vivant, amateur de cigares qui se plaignait de douleurs thoraciques. Pas de sous-décalage, pas d’onde Q, rythme sinusal. On est bon.
Il en avait interprété un autre, plus complexe, suite à l’appel d’un confrère de Murat, chez un patient porteur d’un pacemaker. Ils se sentaient un peu dépassés ! Ensemble, ils n’avaient pas hésité à solliciter un ami cardiologue qui passait régulièrement ses vacances en Auvergne et avec qui ils taquinaient la truite. L’excellent Jean-Joseph, strasbourgeois, réveillonnait dans son chalet vosgien perdu dans la forêt à six cents kilomètres de là. Il n’était pas de garde mais, toujours disponible, l’avait rappelé depuis son téléphone mobile, en « 3G » faiblarde, et leur avait résolu le problème de bonne grâce, dans cette réunion impromptue à trois. En réalité à quatre, on ne saurait oublier l’acteur le plus important, le patient de Murat, à qui « puisqu’on y était » le spécialiste alsacien avait fait une échographie cardiaque, analysant des images isolées capturées convenables lors de l’examen, d’une qualité « photo » très supérieure à celle du flux vidéo. L’examen lui permettait d’établir un diagnostic valable, même avec cette connectivité médiocre, ce qui était le cas. N’empêche, il était temps d’installer Starlink !
Entre ces actions notables, il avait réglé quelques questions triviales d’accélération du transit digestif – les huîtres frappaient fort cette année – et géré quelques autres cas banals.
Bonne année, il est minuit* (passé depuis trois heures), Docteur Schweitzer …
*« Il est minuit, Docteur (Albert) Schweitzer », Pièce de Gilbert Cesbron (1950) mettant en scène son illustre homonyme – aucun lien familial – adaptée en film par André Huguet (1952)
BILAN
Sans tapage, Pierre délivrait un message clair : le médecin généraliste « nouveau » était arrivé. Il trouvait un attrait renforcé à sa pratique, était mieux rémunéré avec un salaire abondé de primes substantielles pour les actes techniques qu’il réalisait. Dégagé des contraintes de l’antique paiement à l’acte, il s’évitait une paperasse infernale. Il se sentait enfin considéré par ses pairs hospitaliers et restait aimé et respecté de ses patients. Pierre avait retrouvé la gestuelle des médecins d’antan qui pratiquaient sutures, infiltrations, drainages de collection, pansements complexes, excision d’escarres, ablation de tumeurs cutanées sous contrôle anatomo-pathologique, soins de brûlures, surveillance de stomies … évitant nombre de transferts indus aux urgences de l’hôpital. Un tiers des admissions, d’après des statistiques de la CNAM, Caisse Nationale d’Assurance Maladie. En outre, à travers la (télé)consultation qui l’affranchissait de la distance … quelle que soit cette distance, le médecin disposait d’un éclairage diagnostique quasi instantané sur toute la panoplie des pathologies, ayant fait appel, cette nuit-là, à un radiologue à Tahiti, un chirurgien en Normandie et un cardiologue dans les Vosges dont deux sur les trois lui étaient auparavant inconnus. S’affranchir de la distance, c’est s’ouvrir sur le monde. S’ouvrir le monde.
Comptablement parlant, dix-huit patients dans la nuit dont cinq examinés en téléconsultation, incluant cette « RCP », réunion de concertation pluridisciplinaire imprévue en cardiologie. Non programmée, mais tellement efficace. Ce tableau dense d’une grande variété rappelait les caractéristiques des services d’urgences de l’hôpital public, le siècle dernier. Il mesurait le chemin parcouru depuis que ses collègues, peu ou mal équipés, limitaient l’essentiel de leur consultation à une conversation – entretien médical – certes important, faisant penser, qu’en 2029 toute consultation pouvait se régler par téléphone. Non, erreur (ou faute ?) : face à nombre de patients, un examen physique soigneux s’impose. Et question « entretien médical », résultante d’une série de questions -réponses, les robots vocaux IA spécialisés en médecine arrivaient. Ils savent tout, rassemblent les informations en une seconde, les hiérarchisent instantanément (et parfaitement), n’oublient rien, ne font preuve d’aucune subjectivité, sont insensibles à la fatigue, ne sont traversés d’aucune émotion.. Les prédictions de Jerrold S. Maxmen* allaient-elles se réaliser ? Mais, à la différence du médecin, ils ne pouvaient examiner le patient. Handicap irrattrapable. Et le diagnostic du médecin a besoin de se nourrir de tous ces éléments, d’autant que la démarche diagnostique est une démarche non-linéaire. Un praticien anonyme du Cantal allait-il prouver que le bon médecin conserverait sa place ?
* Jerrold S. Maxmen, The post-physician era, Medicine in the 21th century, John Wiley & sons, 1976
Pierre avait équipé toutes les salles d’examen de Thiérac des mêmes modules que ceux utilisés dans les postes de téléconsultation, pour la phase d’examen physique du patient, étape essentielle de la consultation médicale. Mêmes outils d’examen optiques, même stéthoscope, même échographe que ceux utilisés pour les téléconsultations. Et modalités de mise en œuvre identiques. Question de méthode. À la fin de la journée, lui et ses collègues étaient incapables de dire combien ils avaient fait de consultations de chaque type, en présence ou à distance à partir de leur ordinateur, la démarche intellectuelle étant strictement identique où que se trouve le patient. Ils consultaient dans tous les cas avec l’aide d’un infirmier assistant soit à leur côté dans la salle d’examen, soit à distance aux côtés du patient. Duo indissociable et redoutable d’efficacité, dans les deux cas, côte-à-côte ou à distance.
EPILOGUE
Soudain, sa profession retrouvait des couleurs. Il était fier d’être généraliste. Et soulagé de donner tort aux cassandres qui, ces dernières années, avec l’irruption d’applications spectaculaires de cette fameuse intelligence artificielle générative, relayée par les exégèses inconséquentes de quelques médecins scientistes de salon, avaient semé un trouble profond en annonçant la fin prochaine de la discipline.
C’est tout l’inverse qui s’était produit : Pierre utilisait au quotidien GPT#6.2. La version #5 avait beaucoup déçu. En version locale, anonymisée, sur des serveurs localisés au centre de santé pour respecter la confidentialité. Le programme informatique rédigeait ses comptes-rendus automatiquement à partir des données captées pendant la consultation. « Ultimate », son compère physique qui saisissait tout, facilitait la pratique de l’échographie et des téléconsultations … quelle révolution, reconnaissait-il ! Une mise en forme parfaite du document qui lui faisait gagner du temps. En retournant à son bureau, il trouvait sur son écran les deux versions, la première, complète et documentée (sons, images, textes) et la seconde, une synthèse qui se glissait automatiquement dans eRosetta, le dossier / main courante qu’il partageait avec tous les collègues et soignants qui prendraient en charge – en concertation ou indépendamment de lui – le même patient. Préalablement, il vérifiait soigneusement ces documents en les corrigeant, si besoin, à la voix ou au clavier. La version « longue », documentée, en arrière-plan, restait accessible à tout moment et à tout collègue habilité.
Pour préparer ses présentations aux staffs en visioconférence avec les autres centres de santé partenaires, une fois par mois, avec le CHU ponctuellement ou pour les RCP lorsqu’il était impliqué pour un de ses patients, il chaussait ses fines lunettes Meta/Luxottica ( Samsung, Apple et Huawei faisaient les mêmes) qui avaient remplacé avantageusement le casque insupportable des débuts pour synthétiser un dossier complexe, clinique, biologie, interférences médicamenteuses, calendrier thérapeutique.
Magique ! Tous les documents apparaissaient ensemble dans son champ de vision en réalité augmentée et d’un hochement de tête, il appelait celui qu’il souhaitait qui se plaçait instantanément en face de lui. Inutile de préciser qu’il avait oublié les séances de codage des actes, vestige du passé avec un processus aujourd’hui automatisé. Et il parlait … à ses lunettes pour retrouver instantanément des références bibliographiques immédiatement utiles.
Quel chemin parcouru …
Il se rappelait avec une pointe de nostalgie, jeune étudiant de quatrième année sur les bancs parisiens du site des Cordeliers, les propos de ce Maître américain, Prof de santé publique à Chicago, cultivé comme savent l’être les universitaires américains. Cet enseignant-visiteur, associé à l’université Paris-Cité pour une année sabbatique, avait prédit à la médecine générale – contre la doxa ambiante – un avenir professionnel radieux et scintillant à côté duquel disait-il « les feux de la Renaissance française, du plus haut du somptueux XVIème siècle jusqu’aux artificiers des Grandes Eaux de Versailles, Lully compris, s’apparenteraient à une triste nuit sans lune ». Phrase délicieusement maniérée mais construite autour d’une pensée forte.
Et d’ajouter : « Guys, épuisez les immenses ressources de la terre avant de chercher plus loin. Rappelez-vous que le stéthoscope de Laennec a été rejeté par l’association médicale américaine pendant des décennies par ce qu’il créait une « intermédiation » préoccupante. Les demeurés ! Pis, nous-mêmes n’avons pas encore adopté en médecine courante l’application de l’effet découvert en 1843 par Christian Johann Doppler et Hippolyte Fizeau qui aboutirait à l’échographe ! Nos collègues obstétriciens, plus malins que les généralistes et les radiologistes en la circonstance, n’ont pensé qu’en 1960 à explorer le fœtus baignant dans le liquide amniotique … par analogie avec les chalutiers russes qui repéraient en mer les bancs de poissons grâce à des sonars, depuis les années trente ! ».
Tout est déjà disponible, concluait-il. Tout est sous nos yeux. Vous trouverez des marges de progression insoupçonnées dans votre activité, en consultant toutes les informations disponibles sur votre patient, colligées par vos collègues. Le dossier unique, c’est le secret d’une efficacité optimale. Ardente obligation, aurait dit le général De Gaulle.».
Appuyant ses propos, pour conclure, du conseil de lire, relire et relire encore « Le laboureur et ses enfants » de Jean de La Fontaine. Où tout était dit.
